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Edmundo Galeano a 25 ans, il a parcouru le monde, participé à une mission humanitaire et est revenu dans la maison paternelle avec une main estropiée. Il est revenu pour écrire et passe ses jours à essayer d’élaborer littérairement son témoignage. Un roman qui expliquera le monde et l’empêchera de courir à sa perte.

Pour quelle raison la vie rêvée était-elle si légère, et la vie vécue si lourde ? L’imagination si diaphane, la concrétisation si grossière ? Se demanda Edmundo Galeano, les yeux remplis de tristesse. Ce même contraste apparaissait entre les images qui défilaient à la surface de la sphère de feu pâle, fascinantes et cohérentes, élaborées et parfaites, articulées entre elles comme un tout avant que les mots ne s’articulent, et qui, une fois concrètement prononcées, perdaient aussitôt une partie de leur éclat. Elles en perdaient encore davantage au moment où sa main droite commençait à traduire ses mots par écrit, comme si l’acte de les dessiner impliquait une déconvenue jouée à l’avance. Une déception que l’on devrait apprendre à contrôler avec le temps, pensa-t-il. 

Voici un roman qui part d’une envie de littérature pour parler d’une famille, qui part d’un ensemble pour saisir des individus très distants les uns des autres, qui montre des chutes personnelles pour esquisser une forme d’espoir. Par son découpage en chapitres assez courts, ce roman lance des morceaux de vies. Le lecteur les recolle et comprend rapidement que les personnages, eux, en sont incapables. Ils sont perdus, obsédés par des envies (écrire un roman salvateur, sortir d’un marasme financier, agrandir sa famille…) ou dans l’attente d’un sursaut. Lidia Jorge débute son livre en présentant les vies très éclatées des membres d’une fratrie. Ce sont ainsi des points dispersés qui nous amènent à comprendre la disparition d’un dialogue au sein de la famille. La mort du père les poussera à dialoguer, donnant un chapitre court à la mise en page théâtrale. En quelques pages, la romancière offre à chacun un moment de franchise et d’une grande honnêteté. Se suivent mélancolie, culpabilité, aveuglement, angoisse et appel à l’aide. Lidia Jorge décrit tout le ciment de ce drôle d’ensemble qu’est une famille. Par le personnage d’Edmundo, animé par ce désir d’écrire un grand roman, elle pointe également la force de la littérature de reconstruire et de saisir la nature humaine. Le mouvement de la vie, des virages, de ces pertes de sens, prend, sous la plume de Lidia Jorge, la forme d’un tourbillon fascinant. Le lecteur se retrouve dans l’œil du cyclone, chamboulé par une écriture sincère et pudique.

Ce roman traduit par Marie-Hélène Piwnik est publié par Métailié au prix de 20€.

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