Le tort du soldat

Un traducteur se voit confier un travail autour de l’auteur Joshua Israel Singer. L’homme est animé par sa passion pour la langue et la culture yiddish. Il ne se sépare jamais des textes à traduire, même au restaurant où ces précieux documents trônent sur la table. Un jour, un homme plus âgé remarque ces textes et semblent en être ému. Ce voisin de table cache depuis des années son passé de criminel de guerre.

Parfois, je répète des voies déjà escaladées, je les refais en sachant où le passage est plus aisé, où la séquence des mouvements est plus serrée. Les mains ouvrent le chemin, goûtent la tenue de la prise, appellent le corps à le suivre. A la fin d’une journée sur la paroi, je regarde mes mains qui m’ont guidé. Je pense qu’elles sont sourdes, muettes, aveugles, et pourtant elles avancent. Elles n’ont besoin que du toucher, le système de communication du corps le plus diffus.

Ce court roman d’Erri de Luca rappelle la puissance de son écriture, forme de poésie explorant les tréfonds de la réalité. Construit en deux parties, ce texte s’intéresse d’abord au traducteur puis à la fille du criminel. Ces deux êtes portent une part de l’Histoire et sont en quête des mots, vecteurs d’une meilleure compréhension du monde. Le traducteur est obsédé par ce que révèlent les mots quand la jeune femme est marquée par le silence qui a caché le passé de son père, les mots qui n’ont jamais été prononcés. Le traducteur est en quête de vérité et la femme de réalité. Les mots sont alors, dans l’histoire et dans la manière de De Luca, une sorte de lumière. Leur choix est soigné et en aucun cas anodin. Ainsi les paragraphes concernant le choix d’Isaac Bashevis Singer de faire varier la fin de son roman, La famille Moskat, selon son lectorat (yiddish ou non) sont absolument passionnants. Dans la version yiddish, c’est une fin pleine d’espoir. Dans la seconde, complètement désespérée. De Luca place, au cœur de son roman, le pouvoir révélateur et libérateur des mots. Attentif au monde et à la nature, Erri de Luca compose un roman bouleversant où se mêlent les création de la nature et la littérature. A cette union, symbole d’un rapport au monde généreux et humaniste, se pose le criminel de guerre, personnage jamais caricatural. L’auteur l’aborde comme un serviteur zélé dont la perception de la réalité passe par les mots, mais ceux des ordres. Le devoir, l’aveuglement de l’obéissance et l’oubli des autres habitent ce vieil homme. La négation de la réalité semble marquer la vie de cet homme et par conséquent celle de sa fille, victime collatérale. Cette position face au monde, ce non-rapport aux autres apportent une dimension tragique au texte.

Ce roman d’Erri de Luca, traduit par Danièle Valin, est publié par Folio au prix de 6.30€ et en version numérique à 5.99€.

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