Mortepeau

Lucas en appelle à son père, décédé et enterré dans le jardin familial. Il veut remonter le temps avec lui et comprendre comment la maison si heureuse dans laquelle il a grandi a fini par sombrer.

Sarai était la plus jeune des quatre et il lui manquait deux doigts à la main gauche : l’index et la majeur. Quand elle me prenait par la main, elle utilisait ses trois doigts valides en pressant un peu trop, comme une poule en colère. Mais c’était sa seule marque de rudesse. J’avais parfois l’impression que cette mienne n’était pas la sienne, qu’il s’agissait d’une prothèse qu’on lui enlèverait un jour pour qu’apparaisse à sa place une main de nouveau-né que nous verrions grandir au fil des années, jusqu’à ce qu’elle ait la même taille que sa main droite.
J’avais ce genre de pensées quand je me promenais avec elle, raison pour laquelle je trébuchais au moindre dénivelé et tombais, en général sur les fesses, et elle me relevait avec sa patte de poule. Nous étions pareils à une chaîne de vélo mal graissée. Nous avancions par à-coups.

Dans ce roman équatorien, il faut croire aux forces de l’esprit, celles qui habitent avec les vivants et rappellent l’importance du passé, du vécu commun. Lucas décide de dialoguer enfin avec son père, mort et enterré, pour retracer l’histoire familiale. Menée à la première personne, cette introspection est un chemin étrange, entre rêves et mémoires réinvestis. À côté de Lucas, narrateur fébrile, nous découvrons les chocs de son enfance, le basculement émotionnel et la manière dont tout l’équilibre connu s’effondre. En plaçant cette histoire sous le prisme du conte, Natalia Garcia Freire aborde toutes les douleurs et les peurs de son protagoniste. À chaque instant, cet être nous semble flou, perdu entre l’enfance et l’âge adulte. Son histoire est importante et marquante, mais ce n’est qu’un enchaînement de coups au cœur et au corps. Lucas révèle peu de choses de son ressenti, nous sommes loin d’un roman psychologique. C’est par ses peurs, son observation du corps et des maux grouillants autour de lui. Les êtres humains perdent peu à peu leur place au profit de Dieu, de l’abstrait, des insectes. Leur peau meurt.
Dès les premières lignes, l’autrice nous annonce un voyage au-delà du Temps et de la Vie. Lucas est étouffé par cette envie de plonger dans les entrailles de son père, de sa famille et de comprendre le Mal qui a rongé sa famille. L’autrice déploie un univers qui maltraite les corps, jalonné d’images fortes, dans lequel son narrateur tente de trouver la clé. Le passé le poursuit encore alors il décide de l’affronter et ce dialogue continue entre le fils et son père, entre le vivant et le mort, est une recherche de libération personnelle, de dépasser les ombres du passé.

Ce roman traduit par Isabelle Gugnon est publié par Christian Bourgois éditeur au prix de 20€.

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