Délivrez-nous du bien

La petite ville d’Harlowe, située non loin de Boston, est un coin tranquille où tout le monde se connaît et où chacun a sa place. Un jour, arrive Perly Dunsmore. Ce commissaire-priseur vient bouleverser tout le quotidien de cette bourgade. En organisant des ventes aux enchères, il souhaite améliorer la sécurité dans la ville, pourtant bien calme. Les habitants, d’abord curieux, se prennent au jeu. Mais ils ignorent qu’il leur sera difficile de faire marche arrière.

Les pendules parties, la vieille demeure des Moore était silencieuse, mais chaque mouvement semblait marquer un pas vers l’inexorable venue du jeudi. La liste habituelle des corvées automnales se dissolvait. Il n’y avait aucune vache à soigner, aucun dollar en trop pour acheter de la peinture, aucun outil pour couper du bois ou réparer des meubles. Même les innombrables babioles à dépoussiérer et à briquer avaient été emportées. Maintenant que le poste de télévision n’était plus là, les Moore maintenaient l’électricité coupée pour économiser de l’argent. Leurs routines prirent un rythme primaire qui aurait rapidement pu paraître commode, s’il n’avait pas été entièrement bouleversé par chaque visite du jeudi.

Cet extrait nous place au cœur de la famille Moore qui accueille avec curiosité puis appréhension et peur la venue chaque jeudi de Perly Dunsmore. Cette famille qui mêle plusieurs générations témoigne par ses nombreux sentiments, du doute, du malaise provoqué par cet étrange visiteur. Les Moore ne voient pas en quoi vendre quelques objets inutiles ferait mal à qui que ce soit, surtout quand ils peuvent en récupérer de l’argent, un argent toujours nécessaire, un argent qui lie les Moore comme les autres habitants à ce commissaire-priseur. Face à cet homme, la romancière observe la famille Moore se fissurer. La grand-mère, les parents ou la petite fille sont victime, bientôt pris au piège d’un mécanisme de manipulation. Ils perdent leur repère, le sens de leur vie, de leur quotidien. Les Moore sont des personnes comme les autres. Cette banalité du quotidien facilite l’identification.

On voit alors une situation s’installer et très rapidement échapper aux habitants de la petite ville. Ils se rendent qu’ils n’ont plus prise sur rien. Ils se sont débarrassés des objets mais résistent quand il s’agit de leur terre. L’autrice, Joan Samson, maitrise admirablement son récit parce qu’elle reste au cœur de cette famille, de cette maison vidée petite à petit. Le commissaire-priseur reste une figure mystérieuse, angoissante dont on sent l’étendue du pouvoir de nuisance. Son arme, la rhétorique. Par ses mots, il séduit, amadoue. Le commissaire-priseur est insaisissable et cela fait de lui un méchant incroyable. Il représente à lui tout seul un mouvement capitaliste, dominateur, manipulateur, froid et sans valeurs.

Le roman est énormément basé sur les dialogues. On sent l’impact des mots prononcés sur les personnages. C’est une déflagration qui se met en place. Ce commissaire-priseur m’a fait penser au film Le Charlatan interprété par Burt Lancaster, un homme qui embrouille et manipule son auditoire en se dissimulant derrière des valeurs et des peurs. Ici, le point de départ est quand même ce désir de sécurité. On pourrait penser à certaines personnalités politiques d’hier ou d’aujourd’hui. On commence ce livre sans réaliser jusqu’où nous mène Joan Samson. Par la finesse de son écriture et la rigueur de sa narration, la romancière américaine saisit les sujets naissants de son époque. Ce roman est le seul qu’elle ait écrit, étant décédée peu après la publication en 1976. À la lumière d’aujourd’hui, le roman éblouit par sa lucidité. Il captive autant qu’il effraie.

Ce roman de Joan Samson traduit par Laurent Vannini est publié par Monsieur Toussaint Louverture au prix de 16,50€. 

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