Monument national

Au château, il y a le père, vieux lion du cinéma français, la deuxième épouse, ancienne Miss, les jumeaux mais aussi la demi-sœur, amie de la nouvelle femme. Il ne faut pas oublier l’intendante, la nurse, le coach, la cuisinière, le jardinier, le chauffeur. Loin de la réalité, la vie se poursuit dans le secret, les peurs et la poussière jusqu’au jour où une caissière prénommée Cendrine est engagée pour s’occuper des enfants, des gilets jaunes se font entendre et une crise sanitaire isole.

Il m’apparut rétrospectivement qu’à ce point, tous les troubles à venir étaient déjà présents dans le cadre. Mais les événements prenaient corps à l’écart des lignes de fuite, du point de convergence ostensiblement figuré par nos parents. Ils se développaient dans les recoins du paysage, entre les branches des ifs, les rondes des corneilles, sous la cascade de Diane. À sept ans et demi, rien de ce qui se tramait au château ne me demeurait caché. Ma raison traversait les murs, traversait les crânes. Elle me révélait l’un après l’autre les trafics élaborés à l’abri des regards. Mais je vivais à l’intérieur de l’image. J’étais incapable de saisir l’importance relative de chaque plan, le véritable centre du tableau.

À la suite de Propriété privée, chronique cinglante d’un idéal de vie déçue, Julia Deck nous place tout de suite dans le confort suranné d’un château pour son nouveau roman. Observé et raconté par la fille de la famille, nous découvrons guidés par la certaine innocence de la narratrice le décalage de cette vie. Le père est une star du passé dont la première épouse est aussi présente que la seconde. Les jumeaux sont très présents sans avoir une vraie place dans le cercle. La famille trouve refuge dans ce monument national, auprès de lui-même, semblant espérer que les vieilles pierres, fortes de leur passé, puissent résister encore. C’est donc par une bulle, pleine de fantasmes et de peurs, que s’ouvre ce roman avant que l’autrice nous emmène dans un supermarché auprès de Cendrine. Celle-ci accompagnée de son fils Marvin est en retrait du quotidien, ayant transformé son corps, manipulant le regard des autres sur elle. Elle met en scène ce que les autres peuvent penser d’elle. Ce personnage, au milieu de ce décor banal, apporte un trouble dans l’histoire. On pourrait s’attendre à une confrontation de deux modes de vie, un parallèle destiné à installer une tension. Mais il ne s’agit pas de cela. Julia Deck parle de la rencontre possible entre les facette de notre monde. Ce roman, outre la covid, les gilets jaunes et d’autres éléments évocateurs d’actualité récente, parle de notre époque qui se rassure dans le passé et s’enivre de colère par manque d’espoir. Avec un ton chaloupé entre humour et observation précise, Julia Deck développe son histoire en laissant échapper les secrets enfouis. Elle n’épargne personne et met en scène toutes les strates de ce monde, réunissant dans un dîner folklorique Emmanuel Macron et un gilet jaune. Elle croque les êtres avec la pertinence et l’insolence d’un Saint Simon sans jamais tomber dans un cynisme facile. Elle ne se met pas à distance des personnages mais se concentre sur leur capacité à être en relation avec ce monde actuel.

Le roman sous ses allures de règlement de comptes, de chronique sociale, d’enquête policière ou même de vaudeville, amuse et pique. Elle détricote les postures, les faux-semblants dans une histoire surprenante jusqu’au bout.

Ce roman est publié aux Éditions de Minuit au prix de 17€.

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